FRANCIS CARCO
Montmartre
La rue de Clichy, la place, le commencement du boulevard du
même nom sont tellement pour moi chargés de souvenirs que ces
souvenirs m’empêchent de m’apercevoir souvent qu’il n’est rien
dans les choses de durable et que tout change avant nos habi
tudes. C’est ici, dans un débit mal fréquenté, que j’ai rencontré
François-le-bonneteur dont personne ne sait plus ce qui lui
advint. Entre les arbres du boulevard se répandaient, à la tombée
du jour, de malheureuses prostituées qui, très tard dans la nuit,
s’amusaient à d’étranges parties de cache-cache avec leurs soute
neurs, comme à des jeux d’enfants dans un jardin public. Là, fut
arrêté M. Paul qu’on appelait le « grand frisson » et, plus loin,
c’est sur ce banc, un soir de neige, que Bernard qui vivait des
filles me trouva l’air bizarre d’une vague figure de connaissance et
m’initia à ses combinaisons... Je n’ai rien oublié de ces choses.
Je pourrais me rappeler, s’il en était besoin, l’année où Briquette
mourut à l’hôpital. Je pourrais même décrire, sans y retourner,
l’intérieur de la brasserie Cyrano où Maurice — qui était trop
joli garçon - s’estimait heureux de gagner plus d’argent que son
père, établi tailleur en banlieue, et d’aller à Nice chaque hiver
pour y rencontrer un prince russe. Que 'sais-je ! Il n’est pas
jusqu’à la marchande de fleurs, qui occupait l’été le milieu de la
place Blanche et s’abritait de la chaleur dans l’entrée toute proche
du métro, dont je ne me souvienne... Mais je n’en finirais pas si
je tentais de faire ici le tableau de Montmartre à l’époque dont je
veux parler.
Ce n’est pas que Montmartre ait subi de si grandes transfor
mations qu’on n’y retrouve plus les mêmes gens ni les mêmes
plaisirs, mais ces plaisirs ont perdu pour moi de la saveur qu’ils
avaient alors et les gens que*j’y connaissai ont cédé la place —
pour la plupart — à de nouveaux venus dont nous ne savons rien
sinon qu’ils ressemblent aux autres avec plus de cynisme peut-
être et de curieuse impunité. Je n’insisterais pas... Voici pourtant,
devant les glaces voilées du bar où fréquentait Jésus-la-Caille,
de jeunes garçons qui lui ressemblent. Mais où est Jean qui, sur
la cheminée de sa chambre, avait mis le portrait de son père en
tenue de Préfet, à seule fin d’élever ses prix ? Où est Serge qui
fumait l’opium pour ne point, désirer les femmes et enfin cette
petite Annie, charmante et bien élevée, à qui avaient recours les
gigolos quand ils voulaient écrire à leur famille ?