L’ŒUF DUR
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Teuse, mademoiselle. » — L’enfant respira, remercia d’un regard,
pensa à sa mère qui avait su être une vraie maîtresse et entrevit
des passions qui ne dégénéreraient pas. D’autres mains se pré
sentèrent plus ou moins tourmentées : Dorgeat distribua avec
une largesse bienvenue des possibilités d’étreintes enviées.
— Brune, belle, d’un visage inaltéré, une jeune fille suivait les
scènes un peu à l’écart avec une indifférence polie. « Tiens,
tiens ! Suzanne qui a peur », firent quelques jeunes gens mi-
flirteurs, mi-familiers de cette enfant, aimables et robustes
garçons dont la bourgeoisie mal à l’aise avec leur jeunesse,
louchait difficilement, attirée et respectueuse, devant un visage
affiné comme une porcelaine de Saxe et un petit pied dont le
classicisme mignard et inquiétant eût dicté des vers à Théophile.
— Suzanne, avec un peu d’ennui et sans curiosité pour le chiro
mancien, s’avança et offrit sa main. Devant elle, le sourire de
Jean s’accentua plus grimaçant et plus énigmatique. Il mur
mura comme à lui même : « Jolie main » et il interrogea avec
plus d’âpreté que tout à l’heure des yeux noirs à la fois naïfs
et compliqués. « Q.u’est-ce q U e vous trouvez là de joli » fit douce
ment celle qui subissait l’interrogatoire muet. La voix musicale,
mais mal articulée, avait un timbre singulièrement coloré et
effacé ; elle laissait entendre tout un son infiniment doux de
gorge frémissante accompagnant des consonnes à peine marte
lées : une source de cristal qui filtre pudiquement abritée par une
haie de la route profane piétinée par de lourdes semelles. Jean
comprit la signification de la voix : il toisa le petit corps déjà
formé enchâssé dans une robe aux reflets de vieil argent, le
sourire un peu vieux et le regard à la fois inquiet, affectueux et
autoritaire qui se tendait vers lui.
II
Jean esquive le regard : il lit dans la main d’une voix forte de
charlatan aviné comme pour se donner du courage : « Vie
sentimentale intense, oscillation perpétuelle des passions de tête
aux passions de cœur. » Les yeux de Suzanne papillottent :
elle sent son âme scalpée, son sanctuaire moral violé et un
sentiment bizarre la projette sur Jean. Le sceptique est mal à
l’aise : d’une voix radoucie, il dit à Suzanne : « Voule*-vous que
nous causions un instant, cela nous sera si facile maintenant
que je connais vos goûts. » Elle répond se défendant à demi :
« Croyez-vous ? Je suis une personne si bizarre. » — « Non.
Ecoutez. » La voix de Suzanne a trahi sa diffluence timide et un
peu factice : Jean a vite fait de la traduire dans tous les domaines
de ses sens. « Vous aimez les abats-jour violets ; vous aimez
au crépuscule fumer des cigarettes ; vous prenez du lait dans votre