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TRISTAN TZARA
sion, de vente, de reproduction, de dignité et de conservation dans les
musées. D’autres sont venus ensuite avec des cris éclairés pour dire
que ce que les premiers avaient fait n'était qu'un excrément d'oiseau
bon marché. Ils ont proposé leur marchandise à la place, une épure
impressionniste réduite à un symbole vulgaire, mais séduisant. J’ai cru
un instant à leurs cris d’idiots nettoyés par des fontes de neige, mais
j'ai su bien vite que la jalousie stérile seulement les tourmentait. Ils
ont tous fini par la confection de cartes postales anglaises. Après avoir
connu Nietzsche et juré sur leurs maîtresses, après avoir tiré tout le
ripolin du cadavre de leurs amis, ils ont déclaré que les beaux enfants
valaient la bonne peinture à l'huile, et que la meilleure était celle qui
se vendait le plus cher. La peinture à queue, à cheveux frisés, dans
des cadres dorés. Voilà leur marbre, voilà notre pissat de femme de
chambre.
Quand tout ce qu’on nomme art fut bien couvert de rhumatismes,
le photographe alluma les milliers de bougies de sa lampe, et le papier
sensible absorba par degrés le noir découpé par quelques objets usuels.
Il avait inventé la force d’un éclair tendre et frais qui dépassait en
importance toutes les constellations destinées à nos plaisirs visuels. La
déformation mécanique, précise, unique et correcte, est fixée, lisse et
filtrée comme une chevelure à travers un peigne de lumière.
Est-ce une spirale d'eau ou la lueur tragique d’un revolver, un œuf,
un arc étincelant ou une écluse de la raison, une oreille subtile avec un
sifflet minéral ou une turbine de formules algébriques ? Comme la glace
rejette l’image sans effort, et l'écho la voix sans nous demander pour
quoi, la beauté de la matière n’appartient à personne, car elle est désor
mais un produit physico-chimique.
Après les grandes inventions et les tempêtes, toutes les petites
escroqueries de la sensibilité, du savoir et de l’intelligence sont empor
tées d'un coup de balai par les poches du vent magique. Le négociateur
de valeurs lumineuses tient le pari proposé par les garçons d’écurie.
La mesure d’avoine qu’ils donnent le soir et le matin aux chevaux
de l’art moderne, ne pourra pas troubler le cours passionnant de sa
partie de soleils et d'échecs.
Tristan TZARA.