Le tissus simultanâ dc Sonia Dclaunay
La mode moderne
Visite ă Sonia Delaunay
Avec desamis nous montions le coeur â gaz. Tristan Tzara
nous avait convoqucs pour une rcpetition chez Ies Delaunay
Des l’entree, ce fut une surprise. Les murs etaient couverts
de poemes multicolores. Georges Aurie, un pot de peinture
dans une main, s’appliquait de l’autre â dessinerune splen
dide clef de sol et des notes ; a cote de lui Pierre de
Massot tra(;.ait une phrase amicale ; le maître de maison
conviait tout nouvel arrivant au travail, faisait admirer le
rideau de crepe de Chine gris, ou Sonia DELAUNAY, sa
femme, en arabesques de laine, avait, par le miracle d’har-
monies indefinissables, brode â vif l’inspiration de Philippe
Soupault, tout son humour, toute sa poesie.
L’entrain, la belle humeur sont des qualites rares ; lorsqu
elles resultent d’une activite intelligente on ne saurait leur
vouer trop de respect; apres cinq minutes passees chez
Sonia Delaunay, qui n’a pas ete surpris de trouver en so
plus de conviction, du bonheur peut-etre ? C’est qu’eni'in
il ne s’agissait plus de discours, de phrases, de l’inevitable
Jeurre des discussions ou un peu de sophistique triomphe
si aisement de tout ce qui est direct; vous entrez chez
Sonia Delaunay : elle vous motnre des robes, des meubles
des projets de robes, des projets de meubles ; les uns et
les autres ne ressemblent en rien â ce que vous avez trouve
chez les couturiers, aux expositions ; en verite, ce sont des
choses neuves; mais l’impression de jamais vu qui pour
l’ordinaire s’accompagne de mefiance est ici simplement
optimiste; vous voyez des choses neuves et deja vous les
aimez comme des fruits inopines dont la douleur, la sub-
stance, la forme ne peuvent que tenter ie gout et la curio-
site.
Donc, a ceux qui s’ennuient, las des systemes, des poncifs
ancicn et dernier cri, des faux styles, des journees sans
lumiere, des vetements en serie ; â ceux qui s’exasperent
dans leurs maisons banales trop definitivement rangees
pour qu’un morceau d'etoffe, un coin de mur, une echarpe
ou un gilet sur un meuble prennent cet aspect touchant,
humain comme un sourire, simple comme un bel animal;
ă ceux qui crient leur delresse, noyes sous des flots de
lame noir et or, ecrases sous les blocs d’une sculpture sans
espoir ; a ceux qui ne peuvent pl'is supporter l’incommode,
le grotesque et tous les mensonges inutiles qu’on jette â
la tete des promeneurs sous pretexte de modernisme; â
ceux qui se refusent â la vanite d'un verbiage esthetique ;
a ceux qui veulent voir du travail, de la joie ; â ceux qui
font du plaisir dans l’actionle meillcur criterium d’une hon-
netete sans laquelle rien ne se peut serieusement entre-
prendre ; â tous ceux-la, je conseille: „Telephonez chez
Sonia DELAUNAY, Elysees 10-88 et donnez-lui rendez-
vous pour l’apres-midi. Si j'avais le sens de la topographie
je leur ferais deja la description des lieux; helas, je peux
seulement dire que la salle â manger est â main gauche ;
j’ajouterai qu’elle est le domaine de Robert DELAUNAY,
d’abord â cause de ce bel appetit que Philippe Soupault
admire et aussi parce qu’il y range ses couleurs ; y travaille.
La porte du salon est juste en face de la porte paliere; c’est
sur la porte du salon que Georges Aurie et Pierre de Mas
sot, lors de ma premiere visite signaient leur passage dans
la maison, Je les derangeai sans pitie, penetrai dans la
piece que s’est reservee Sonia DELAUNAY. Cette piece
n’etait pas encore arrangee; Sonia DELAUNAY n’en avait
pas eu le temps, et certes, elle n’avait pas un instant songe
a demander â d’autres de lui chercher des etoffes, de lui
presenter des meubles ; creatrice, comment eut-elle bien
voulu qu’un etranger dessinât ses tables, ses fauteuils. Des
cuoses familieres, des choses de la vie qui sont ses poemes,
et que, libre de prejuges hierarchiques. elle ne juge pas
inferieures d’esience aux tableaux. des choses familieres,
des choses de la vie, comment eut-elle accepteque d’autres
se pussent estimer responsables ?
Quand j’entrai, Sonia DELAUNAY linissait de dessiner les
costumes que nous devions porter au coeur â gaz ; ces
costumes etaient tres simples, parfaitement raisonnables,
allais-je ecrire; j’entends qu’ils n’etaient point faits, suivant
l’expression courante, de bouts et de morceaux; ils etaient
nes sous le crayon, composes. definitifs ; ils etaient certes
des costumes aussi peu ressemblants que possible â tous
ceux qu’on avait jusqu’alors imagines ; leur audace directe
qui devait d’un seul coup les imposer. Ainsi, une fois de
plus, fut-il, prouve que la spontaneite de l’inspiration lui vaut
seule d’etre objective; je m’excuse de tant de vilains mots
dans une petite phrase ; parler de syntheze immediate ne
serait guere mieux, mai comment dire que de chaque
creation, Sonia DELAUNAY fait un tout. II y a la couleur,
la substance et aussi les muscles et les os ; ses meubles
ont des squelettes, ses robes ne sont que les pretextes â
embellir le corps, Sonia DELAUNAY habille et elle
habille au sens le plus strict; une femme sort de chez
elle; peut-on preciser si le corps de cette femme fait
pârtie de ses vetements ou si ses vetements font