29
L’ŒUF DUR — 13
GEORGES DUVAU
Madeleine
J’ai rencontré Madeleine : journée de janvier pâle, bruta
lisée par un vent métallique cassant. J’étais las et je parlais avec
une abondance un peu triste. Elle répondait par monosyllabes,
mais nous ne parvenions pas à nous quitter. Ensemble nous
avons accompli quelques formalités universitaires : dans le
demi-jour des bureaux, je lui ai livré de longues confidences
qu’elle écoutait mal, mais qui m’émouvaient un peu. Sur le
boulevard Saint-Michel, Madeleine s’est clouée devant une
loterie foraine et, un peu crispée, elle joue vainement d’in
nombrables pièces de nickel.
Je la regarde, un peu froid devant cette scène triste et toute
hérissée de symboles vagues comme un conte du Nord. Made
leine joue interminablement et dans le tintement de ces sous
qui vont s’étaler sur de mauvaises couleurs, dans l’obstina
tion et le fatalisme de mon amie, je retrouve toute sa vie butée,
mal engagée, superstitieuse et pitoyable : la roue dentelée de
la loterie bariolée et enfantine semble marquer un destin pauvre
et malheureux. Je me sens réagir bourgeoisement et égoïste
ment : abrité par de confortables et aventureuses pensées,
je me caresse encore des souvenirs qui entourent cette jeune
fille déjà lointaine ; je les entends vibrer en moi comme une
conversation téléphonique qu’on écoute distraitement et dont
on s’amuse quand l’appareil la maquille par ses zézaiements et
la décolore pour faire naître des fantaisies nouvelles et plus
fécondes.
J’avais treize ans quand le hasard me fit rencontrer un jour
Madeleine dans mon pays gascon. J’étais alors orgueilleux et
tendre et dans tous les yeux un peu beaux des femmes, j’es
sayais fiévreusement d’obtenir un instant d’attention passion
née et indulgente. Et Madeleine fut sans doute témoin d’arti
fices de séduction maladroits, violents et autoritaires. Elle
partit le lendemain me laissant une nuit d’insomnie frénétique