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L’ŒUF DUR
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essentiels, une certaine autorité sur mes camarades d’études
m’assurent de mon succès. Sans être en aucune façon un travail
leur et un étudiant régulier, je peux flâner en ignorant ces
tendres remords habituels aux garçons intelligents et débon
naires, ces plans de travail sans cesse faits et refaits, cette
aimable fièvre des soucis d’école au milieu du temps perdu.
Au contraire, perché du haut d’un système et l’esprit quelque
peu guindé, j’accepte le spectacle de la vie comme les variations
plus ou moins pailletées d’un thème dont je possède le secret ;
les événements m’apparaissent les poussières décolorées d’un
monde lumineux qui m’est révélé. Il y a quelque temps, au
hasard d’une gare, à l’heure aigre et froide où l’aube avilit les
lueurs des sémaphores, j’ai senti le frôlement de l’éternité,
j’ai goûté d’une façon précise ce moment privilégié où l’esprit
encore engagé dans l’acte l’étire jusqu’à l’universel sans se
réfugier dans le recueillement paresseux de la méditation.
Mais, faiblesse d’un âge volontiers didactique, j’ai cru à une
recette pour atteindre l’énigme du monde : et en renouvelant
ces exercices métaphysiques, je me heurte à un mécanisme
invisible qui s’interpose entre les différents plans de moi-même,
par là m’aveugle sans me prévenir et me laisse à mon insu
insatisfait sur des hauteurs olympiennes.
Quand j’interroge le contenu des journées que je vis en ce
moment, je trouve mille petits bonheurs minutieux, et, dans
l’ensemble, une certaine magnificence à laquelle se joint cepen
dant quelque irritation. Lever tardif : matinée faite de jeux
anodins ; achat d’un journal, visite au bureau de tabac, prome
nade au Luxembourg (un camarade happé au passage, une
conversation philosophique en vrac), la délectation des fausses
habitudes et la joie, vers midi, d’entrevoir la pointe acérée
de la vie, à travers l’heure banale, préoccupée, alimentaire,
où le plaisir se mesure à la réussite de la prise de l’autobus et
où la ville mastique sans appétit. Quelques heures après je me
découvre couché sur mon lit de garni, un Sainte-Beuve ou
un Proust à la main. J’aime ce moment provincial ; paresse
collaborant à l’ardent désir d’apprendre ; réminiscences et
directions. En filigrane le dessin de plus en plus précis des
secrets des maîtres, le contact avec les techniques de l’analyse,
et, sur la page, le souvenir tiède des après-midis de printemps
dans ma sous-préfecture ; — une poétique à la manière de Parny
devant ma fenêtre encadrée de glycines, une honnête prépa
ration au baccalauréat, un panorama alangui de jardins inter
minables, la rumeur légère de la petite ville ; Suzanne passe,
contourne la place ; son visage laiteux, son front têtu, sa mimique