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KILOMETRAGE 3
L’avènement des mouvements nouveaux dans
l’art fut marqué, surtout à son début, par une
réaction plus ou moins nette contre la tradi
tion. Il en résulte l’opinion fausse (mais très
répandue) que l’art nouveau nie le passé et raille
même ce qui est de valeur incontestable. Il est
inutile de démontrer que cette opinion est injuste.
On a oublié le facteur temps. Le fait qu’on ne
peut peindre ou écrire aujourd’hui de la même
façon qu’il y a cent ans, ne prouve nullement
que cette façon de peindre ou d’écrire fût tout
aussi inadmissible en son temps. L’art des
époques déjà dépassées contient des œuvres de
valeur, pour l’évolution de l’art, et dont la qua
lité est aussi incontestable aujourd’hui que dans le
passé. L’art nouveau n’est pas seulement destruc
tion de la Bastille des traditions — il est en même
temps création, création (et pour nous aussi
stabilisation) de valeurs nouvelles, dont nous re
trouvons déjà les germes dans l’art passéiste. Cer
taines tendances du cubisme existent latentes dans
l’œuvre de Cézanne, cependant que la poésie nou
velle avait son précurseur en Rimbaud. L’art nou
veau est aussi le résultat d’une évolution subie par
la peinture et la poésie, comme celui du passé était
le résultat de l’évolution de l’art dans les époques
précédentes. Cette tendance évolutive, on la retrou
ve même dans les rapports réciproques des « is-
mes » nouveaux, et on pourrait facilement démon
trer l’évolution de la peinture moderne à travers
les « ismes ».
DÉFORMATION
Le grand nombre de mouvements dans la pein
ture et la littérature modernes, qui ont surgi dans
les vingt premières années de ce siècle prouvent
que ce n’est pas seulement la réaction d’un vaste
mouvement contre le passé, mais que nous som
mes en face de métamorphoses dont la portée est
essentielle et principale. L’art grec a été trop exclu
sivement adoré; il a éclipsé l’éclat de l’art des autres
peuples pour le moins aussi intéressant : l’art égyp
tien, l’art assyrien, l’art des Aztèques, l’art des peu
ples d’Océanie, l’art nègre. Ce sont les mouvements
modernes qui ont révélé la juste valeur de ces arts,
que je viens de citer. Le cinéma, lui aussi, a un peu
ébranlé l’idéal de la beauté grecque.
Il est inutile de rappeler que l’art de l’imitation,
avec le progrès de la photographie et de la photo
graphie en couleurs s’est montré l’art sans art et
qu’il ne peut pas être pris comme le but de l’activité
esthétique. L’appareil photographique a atteint
l’idéal de l’identification; il en ressort que les va
leurs de la peinture ancienne n’étaient pas dans la
ressemblance avec l’objet, mais que ces valeurs ne
commencent à exister que là où le tableau diffère
de la réalité objective de la nature. Le but de la
peinture des époques précédant la nôtre était de
donner l’essentiel de l’objet en employant des
moyens plastiques. Nous retrouvons cette intention
dans toutes les bonnes toiles depuis la Renaissance.
L’activité des arts modernes débute là où on
a commencé à savoir ce qu’auparavant on a intui
tivement senti, c’est-à-dire que les valeurs pictura
les sont plutôt dans ce qui diffère de l’objet, que
dans la ressemblance et l’identité photographique.
On a donc tâché de mettre en relief les valeurs
plastiques de l’objet par sa déformation voulue.
On en a trouvé beaucoup d’exemples dans l’art pri
mitif (l’art nègre et aztèque) et dans la caricature.
On a vu un précurseur en Cézanne. On a déformé
dans des buts artistiques en soulignant les valeurs
plastiques de l’œuvre. Ceci est caractéristique pour
l’expressionnisme et pour une quantité énorme
d’œuvres de la peinture post-cubiste. Le dadaïsme
s’est appuyé aussi dans un certain degré sur la dé
formation, afin d’atteindre par elle à l’absurde et
aboutir à une nouvelle réalité. La peinture défor
mante qui, assez souvent, arrivait jusqu’au gro
tesque, était l’essentiel de beaucoup de mouve
ments contemporains post-cubistes. Grâce à la
quantité innombrable des combinaisons possibles,
la peinture déformante a produit un nombre illi
mité de formes, dont la richesse extraordinaire est
encore aujourd’hui mâchée et remâchée par beau
coup de peintres, même fort doués.
Il faut souligner les étapes suivantes de la pein
ture déformante :
L’Impressionnisme — décomposition du rayon de
soleil. Déformation de la couleur. En dépit des
apparences, le coloris impressionniste n’était pas
naturaliste. C’était une erreur assez grave de tâcher
d’expliquer le coloris impressionniste en disant
qu’il existe dans la nature.
Cézanne et ses suiveurs — premiers et les plus
courageux symptômes de la déformation du volu
me et de la perspective.
Le Cubisme — déformation audacieuse du vo
lume.
L’Expressionnisme — déformation insolente de
la ligne et de la couleur.
La peinture post-cubiste — utilisation des con