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L’ŒUF DUR
de ta salive malade, le bruissement des chairs préparées aux
dépravations.
Jean gémit avec douceur : petit à petit il perd la notion d’être :
un grand trou noir, une fosse morale l’attend : c’est fini. Jean
sera demain une loque démente ou une chair à cercueil : « Au
choix ! » fait-il en esquissant un sourire... Et puis, non ! On ne
meurt pas comme cela, n’est-ce pas, Jean ? On va tenter un
effort ultime, brûler les dernières cartouches. — Jean avec des
précautions infinies, a saisi dans ses doigts cotonneux la carafe
— tel l’ivrogne se penche, de retour au foyer, pour prendre dans
le berceau son poupon fragile — et il la caresse attendri : ce
contact doux et froid de verre s’impose d’une façon bienfai
sante : il rappelle à Jean que Jean est, qu’il est lui, qu’il ne s’est
pas évanoui dans les objets banals de sa chambre de garni :
et Jean passe et repasse la main sur la carafe qui rend l’être..;
Lente, incertaine et convalescente, la vie revient et éloigne
l’étrangère : le sourire de Jean, bien que navré, car il est des
victoires coûteuses, illumine quand même son visage doulou
reux ; petit à petit le réel s’affirme, timidement, mais plus
sûrement : les choses ont des tons doux et blessés : un son au
rythme bienfaisant se fait entendre. 11 semble que l’infirmière
classique des images de bataille, celle qui marche au soir des
carnages à la fois effrayée du désastre et désireuse de panser des
plaies qu’elle sait pourtant la plupart mortelles, il semble que
cette femme douce, effacée et rayonnante, apparaît à Jean. La
vie remonte ; les meubles se stabilisent ; le nuage spirituel
s’atténue, mais, à mesure que la pensée retrouve son domaine,
elle se sent moins riche, plus misérable ; elle ne se croit plus chez
elle, car, malgré un succès momentané, elle sait bien qu’il n’existe
pas de loquet pour fermer la porte à l’étrangère.
Il est tard : la nuit s’avance; pour vivre un lendemain fait,
d’occupations mornes, il faut se coucher, dit-on ; Jean va vers
le lit, satisfait de sa résistance et voulant espérer un peu de
repos... Mais que peut faire le repos pour Jean maintenant ?
Il est bien mort l’enfant qui naguère, lors des veillées fumeuses,
pensait avec délire aux draps caresseurs qui l’attendaient,
l’enfant qui s’endormait bercé par le rêve d’être ou un général
victorieux qui abolirait les oppression ou un cornemuseux bien
aimé qui ensorcellerait toutes les bergères... la ferme natale
n’est plus ; les victoires guerrières sont muettes aujourd’hui ;
les petites bergères ne rêvent plus sur les chemins... Jean ne s’en
dort pas ; l’étrangère veille.
Paris, 2 février 1921.
Georges Duvau.