LIVRES
lité, mais recherche de l'humiliation (6). Or même alors et surtout, ils
éveillent en nous un autre sentiment que le mépris — quelque obscure
tendresse, peut-être.
Et i’en viens tout de suite à ceci, que je proposerais volontiers
comme conclusion. On ne décrit bien qu’un état où l'on a soi-même
passé. Ce masochisme, cette tentation du mal, et celle, plus terrible,
de la médiocrité, Dostoievsky les connut, comme les misères des sens
et les tares physiques. Déporté en Sibérie, il s’attache à une femme
mariée, s’efface devant un rival ; le mari meurt : Dostoievsky s'efforce
d'unir les deux amants, implore pour cette union la bourse d'un ami ;
rassasiée de son amant, la femme consent à épouser Dostoievsky, il
en pleure de joie, elle le trompe, le torture par des mesquineries,
meurt enfin. Cela se termine par l’admirable lettre de Dostoievsky :
« O mon ami, elle m’aimait infiniment et je l'aimais de même... » —* On
connaît la Confeédion de Stravroguine ; un homme viole une petite fille,
la pousse presque au suicide, reste immobile pendant que l'enfant,
dans une pièce voisine, il le sait, se pend. Dostoievsky aurait été cet
homme.
Une remarque encore (7) : Les deux derniers, les deux plus beaux
romans de Dostoievsky, ceux où sa pensée, à la suite d’un merveil
leux labeur, parvient à s’exprimer le mieux, et qui sont non une con
clusion, mais les prémices d'une conclusion, ce sont ceux qui renferment
les personnages les plus inquiétants et les plus criminels,, et d'abord
les admirables figures de Stravroguine et des frères Karamazov. Car
l’œuvre entière de Dostoievsky est une montée vers ces figures; et
celles-ci encore sont des points d'interrogation. L’œuvre de Dostoievsky
n’est pas plus terminée que celle de Pascal ; elle commence par l'homme
et tend à finir par Dieu. « Dieu, l'éternel problème de mes romans,
écrit-il ». Je ne crois pas qu’il y ait d’autre problème.
Marcel A RL AND.
(6) Pg. i35.
(7) (On m’excusera de paraître si ondoyant, écrit M. Gide, c’est que je parle d'un auteur
qui l’est. — Comment moi-même ne le serais-je pas, qui parle à la fois de Dostoievsky et
de M. Gide).