PIERRE REVERDY
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Son navire est spécialement gréé et équipé pour ce trafic dont l’ori
gine remonte aux plus anciens âges et se perd dans la profonde et noire
nuit des temps. Ce que l’on appelait autrefois une cargaison de bois
d’ébène s’est heureusement transformé, aujourd’hui, au courant formi
dable du progrès de notre époque moderne, en une étincelante car
gaison de tendre albâtre.
Le navire spécialement gréé et équipé est plat et muni d’une simple
voile triangulaire.
Les femmes blanches qui sont sur cette plate-forme livrée sans défense
à tous les assauts de la pluie, du soleil et du vent, ne sont pas autre
ment formées que par l’écume des vagues de la mer. C’est pourquoi le
bateau est plat, spécialement gréé et muni d’une simple voile triangu
laire qui avance, en ouvrant de sa lame tranchante le ciel, l’air, la ville
endormie, le matin clair et le mur blanc du port.
Le capitaine, paisiblement installé au milieu de sa cargaison de
femmes, culotte sans se presser une pipe que vous allez facilement ima
giner, mes chers amis fumeurs qui savez les teintes successives que
prend une pipe culottée par un capitaine qui se livre à la traite des
blanches sur la mer — rose tendre, marron clair, puis foncé, brun, café
grillé, enfin noir profond — ô mes amis fumeurs de pipes, que ne
savez-vous pas?
Le pilote qui tient la barre toujours raide du gouvernail voudrait bien
culotter aussi.
Mais les embruns ont effacé tous les caractères distinctifs de son mâle
visage et, de plus, son rôle trop important et son grade modeste ne le
permettent pas. Il n’a plus de dents, son nez a pris des proportions qui
n’ont plus aucun rapport avec le reste de sa personne et on ne voit pas
ses yeux qui, à force de regarder le ciel et la mer sans limites, en ont pris
les couleurs, ce qui fait que les uns et les autres se confondent. Ses yeux
se sont perdus dans le ciel et la mer.