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LE ROMAN
cun homme. D’où ce commentaire indéfini que son œuvre donne de la
vie. La sienne n’a été qu’une longue convalescence. Des convalescents
il était dans cet état d'esprit où l'inachevé s’achève, le possible se réalise,
l’impossible s’ébauche. Aussi, malgré les documents précieux qu'il
nous apporte, je vois fort peu d'expérience dans ses écrits. Convales
cent, il ne vivait pas, mais revivait ou s’apprêtait à vivre. Faute
de l'encouragement de la santé physique, il reprenait son existence
antérieure — lui donnait un prolongement imaginaire dans l’avenir. Son
cerveau était comme une serre où il entretenait une température propice
au souvenir. Il y faisait des boutures du passé. De celui-ci il préparait
comme une nouvelle édition plus ample, plus rayonnante, nourrie de
toutes ces forces vivaces de l'imagination et de la mémoire qu’un corps
chétif garde en lui, intactes. Les malades imaginent, se souviennent avec
la même force que les enfants chez qui la mémoire précède les notions.
Qui de nous ne se rappelle s’être mis dans son lit de gosse, avec la
contemplation passionnée d'un souvenir, étreinte de notre esprit sur
quoi nos yeux se fermaient. Là est l’originalité du'’ travail ” de Proust:
il a, comme le rêveur, comme le somnambule, donné à l’inactuel l'inten
sité du présent. Le climat particulier à ses livres vient de là. A cette
résurrection du passé la somme de plusieurs énergies n’eût pas suffi.
La sienne qui était prodigieuse, s’en jouait, bien plus, s’y fortifiait.
Cette entreprise, épuisante, le tenait couché mais constamment prêt.
Sa vie, son labeur, y gagnèrent en harmonie et je suis assuré que ses
nuits et ses jours avaient atteint à travers les vapeurs de ses fumiga
tions une unité qui semble interdite aux nôtres.
La critique littéraire s’est encore plu à découper l’existence de
Marcel Proust en deux périodes : la période mondaine où il glanait, et
celle qu’on eût voulu qualifier de monacale, où il faisait servir à son
œuvre le répertoire d’observation, de comparaisons qu'il avait accumulé.
Cette coupure, bien factice selon moi, s'expliquerait encore par ce que,
médiocres à part, personne ne peut continuellement se répéter et que
pour un nerveux rien n’est plus angoissant qu’un recommencement.
En vivant sans cesse hors de l'époque de ses contemporains, en dehors
même du cadran de sa propre vie, Marcel Proust, malgré une existence
trop courte, a eu un loisir prodigieux. Il l’a occupé à perfectionner ses
découvertes sur les autres mais surtout* sur lui-même. Les autres sont
bien peints tels qu'ils sont, mais ce qui est avant tout d'un maître,