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ÇA IRA !
Ils ont l'habilité suprême de se juger, de
peser leurs décisions, en toute liberté ;
et pénétrant les motifs les plus cachés
de leur actes, ils ne se paient plus de
mots à leur sujet.
D ’ une aussi parfaite maîtrise de
s’ausculter au moral, vient ce que les
héros stendhaliens ont de déroutant
pour lès esprits non apparentés à celui
de Beyle, c’est-à-dire le perpétuel
monologue avec soi-même, non seule
ment avant et après, mais encore et
surtout pendant qu’ils agissent.
Ils suivent, d’un bout à l’autre, le
détail de leurs fines et complexes asso
ciations d’idées. Alors que la plupart
des hommes font leur examen de
conscience — lorsqu’ils en sont capa
bles — après avoir agi, eux, le font
au fur et à mesure du déroulement de
la situation, ou si l’on veut, parallèle
ment à l'acte. Lire un roman comme
“La Chartreuse,,, c'est refaire avec
Fabrice tout le travail cérébral qui
accompagne sa vie.... Stendhal voit ses
personnages du dedans, si je puis dire :
il ne les regarde pas tant agir qu’il ne
les écoute penser. Et même lorsqu'il dis
serte minutieusement d’un état mental,
ce n’est pas lui qui se plait à exposer un
un cas psychologique — c’est au nom
du personnage qu’il parle, c'est le per
sonnage lui-même qui associe des
réflexions et des jugements sur sa
situation... C’est l'esprit de Julien Sorel,
c’est l’esprit de Fabrice que nous avons
devant nous, et dans lequel nous
suivons tout le détail de leurs pensées....
Et nous y voyons qu’ils pouvaient
mettre du sang-froid dans leur façon de
se regarder eux-mêmes. Ils ont leur
enthousiasme ; ils ont leur élan vers la
vie qui s’ouvre ; ils frémissent aux
paroles impératives de leur désir. Mais
ils ne sont pas sans connaître les
ressorts secrets qui président à leurs
mouvements et ils n'hésitent pas à
suivre leurs pensée dans ses conséquen-
ses les plus lointaines.
Julien Sorel est un René, peut-être,
mais combien plus averti sur lui-même ;
combien plus sincère, plus inexorable
ment lucide.
*
* *
Par les confessions, soucieuses de
franchise, qu’il nous a laissées de sa vie,
et par la puissance de son œuvre
romanesque, Stendhal éveille donc en
nous et y conserve un enthousiasme
qui n’est pas la rapide et fugitive éléva
tion hors de soi, accompagnant la
lecture des beaux poèmes. Et qui est
peut-être mieux. C’est une exaltation
lente et dont nous doublons la saveur
en vérifiant les causes. L’esprit de
Stendhal rejette tous les élans qui
peuvent n’être que superficiels. Il
s’élève graduellement après avoir
éprouvé la qualité de son émotion et
son indéniable fondement dans le réel,
source des émotions durables et fortes.
Les seules à rechercher. A ces émotions,
nées d’un sentiment puissant ou d’une
haute pensée, s’ajoutant d’infinies jouis
sances que le souvenir, en les renou
velant, nous permet d’approfondir de
plus en plus.
Et c’est de ce “non-charlatanisme,,
dans l'enthousiasme qu’il faut que nous
soyons reconnaissants à Stendhal.
Plus que son égotisme, d'ailleurs pau
vrement interprété — plus que son esprit
cosmopolite, pourtant bien moderne —