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ÇA IRA !
Il y a ceux qui habillent la poésie et
ceux qui la deshabillent de ses délicates
fictions. Les poètes qui sont attachés à
la perfection de la forme nous émeuvent
par la distinction de leur effort. De
Ronsard à Moréas, par André Chénier,
ils se passent le flambeau de la beauté
antique. Mais l’élan de sincérité qui va
de Villon à Verlaine est issu de senti
ments plus profondément humains et
avec eux il nous est possible de péné
trer au cœur de la poésie moderne.
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L’avènement du symbolisme date à
peu près d’un demi-siècle. Vers cette
époque Tristan Corbière, le falot poète
marin lançait à l’auteur d’Océano Nox
la fameuse apostrophe :
Eh bien tous ces marins, matelots, capitaines,
Dans leur grand Océan à jamais engloutis,
Partis insoucieux pour leurs courses lointaines,
Sont morts-absolument comme ils étaient partis.
....Qu’ils roulent infinis dans les espaces vierges !...
Qu’ils roulent verts et nus,
Sans clous et sans sapin, sans couvercle, sans cierge,
Laissez les donc rouler, terriers parvenus !
Verlaine tira Tristan Corbière de
l’oubli en le classant en tête de ses
poètes maudits. Les poètes maudits sont
ceux qui ont le mieux perpétué le rôle
sybillin attribué aux poètes. Rimbaud
est parmi ceux-là. Rimbaud, le plus
indiscipliné et le plus absolument ori
ginal des poètes, ouvre incontestable
ment la voie à toute la jeune littérature.
Ce jeune homme rebelle à toutes con-
verentions, obsédé par les abstractions
symbolistes veut tout exprimer et
renonce à dix-huit ans à la carrière des
lettres. Il devient explorateur.
Laforgue aussi occupe une place
prépondérante dans les origines de la
poésie actuelle. Il est demeuré dans le
domaine transcendant de la pure sensi
bilité. C’est un poète métaphysique
doublé d’un poignant ironiste. Il révèle
des sensations neuves. Il jette sur les
misères du monde un coup d’œil exempt
d’illusions et conclut que le monde doit
redevenir plasma. Le “Redevenez
plasma,, de Laforgue enveloppe la
volonté créatrice de notre généra
tion.
Lautréamont jouit aussi d’une grande
faveur parmi les jeunes. Il pousse le
pessimisme jusqu’à rompre avec l’huma
nité. Il ne se complaît plus guère qu’aux
images sadiques qui traversent son
imagination. Il découvre les bienfaits de
l’immoralité tant il a soif de se dégager
de l’hypocrisie.
Tous ces poètes ont assimilé l’époque
de malaise à laquelle ils ont vécu. La
plupart ont été des détraqués des mala
des ou des voyous. C’est peut-être un
effet de leur profonde réceptivité.
Ils ont promené à travers leur temps
une lassitude exaspérée. Ils se sont senti
isolés dans un monde où nulle situation
n’était faite à la nudité de leurs senti
ments.
Aujourd’hui leur cruelle sincérité est
bien près de triompher de l’optimisme
béat des poètes de salon. Nous avons
appris à vivre dans le présent. Nous
concevons autrement des vertus en
donnant aux vices le caractère humain
qu’ils comportent. Le principe négatif
du mal nous apparait comme une néces
sité. Les valeurs morales comme toutes
les autres valeurs ne sont plus des
valeurs sûres, et une sainte franchise
peut seul régénérer les mœurs de notre
siècle. Aussi est-ce dans l’intérêt vital